Le Vietnam et La Modernité
Peinture de LE HA (1933-2012) 100x80cm
Le Vietnam et la
Modernité
La modernité
est un concept, d’après Heidegger et il faudrait le concevoir comme une crise, d’après Husserl. Autrement
dit, la modernité est un concept ontologique, un état d’actualité que chacun de
nous vit de son étant dans “le monde de sa vie”. Pour le commun
mortel, la modernité est ce que nous vivons actuellement sous l’emprise de la
techno-science, avec les contingences économiques, la perte du sens du travail
qui devrait être une transcendance de l’individualité humaine. De tout cela,
des soubresauts, des changements, des bouleversements sociaux, politiques,
l’histoire est faite depuis toujours. L’Europe les connaissait avec “La
Renaissance”, avec la Révolution Française durant le siècle des Lumières. A la
deuxième moitié du 20ème siècle, la modernité, en tant que crise, est arrivée dans l’universalité des questions
ontologiques qui se posent à l’humanité toute entière. Le Vietnam, en tant que pays
en emergence (pays du Sud), s’y réveille.
Il est à nous de saisir comment il le vit.
Représentatif des pays du Sud, le
Vietnam vivait essentiellement pendant des siècles dans la léthargie d’un esprit
traditionnel, le bouddhisme et le confucianisme étant pour le Vietnam. En contact
avec l’Occident par la colonisation française, le Vietnam était tombé cependant
dans l’isolement lors de la deuxième guerre mondiale, de la guerre froide, lors
de la lutte de libération nationale et fratricide dont l’issue est la prise du pouvoir par le parti
communiste du Vietnam. Le Vietnam n’est entré dans la communauté internationale
que depuis trente ans tout au plus (depuis le début des années 1980). Instantanément
happé par la modernité mondiale actuelle, la modernité de la techno-science, du
capitalisme à grande échelle, le Vietnam vit une véritable crise, un déracinement.
La
modernité actuelle est une houle immense qui soulève et englobe tout. A peine
vingt ans auparavant, Hanoi, la capitale du Vietnam, était encore une ville la
nuit presque déserte et sans lumière, le voeu de tout un chacun de ses
habitants étant d’avoir une bicyclette,
une nouvelle paire de chaussures, des familles respectables de quatre personnes
logées dans une chambe délabrée de 20 mètres carrés; cette capitale est
maintenant en pleine urbanisation, avec des gratte-ciels, des embouteillages monstres
de voitures, de grands magasins s’écroulant sous les produits de notre ère de
consommation et de plastique. La
profonde campagne change chaque jour de paysages; des vieux paysans se retrouvent
dans des maisons de briques avec l’électricité, la télévision, le téléphone
mobile, et même l’internet. Nous avons cependant une récente anecdote qui
pourrait illustrer cet état de choses. L’histoire d’un hameau d’une dizaine de
familles de montagnards perdus dans la forêt tropicale, situé au bord d’un
cours d’eau; il était décidé de construire là un barrage hydro-electrique. Ces montagnards
sont déplacés à un autre coin de terre, et dans la logique libérale-capitaliste,
ils sont financièrement rétribués. Sur cette nouvelle terre, pas nécessairement
convenant à leur mode de vie traditionnel, ils ont construit leurs anciennes
bicoques et avec leur nouvel argent, ils ont acheté des “automobiles” bien qu’étant
presque analphabètes, aucun d’entre eux ne puisse obtenir le permis de
conduire. Ils ont acheté ces automobiles en sous-entendant la possibilité de faire
fermer les yeux à la police locale quand ils les conduiraient sans permis
dans les alentours.
Cette anecdote peut être
considérée comme une fable qui donne une idée d’en quoi la modernité actuelle
est aussi une crise morale et sociale pour
le Vietnam. La modernité parvient au peuple vietnamien à travers l’exploitatiom
intensive de la richesse (humaine, agricole, minière,..) du pays, et ce en
accord avec les grandes multinationales (le capitalisme mondial). Elle apporte
de la richesse, qui est évidemment mal distribuée dans un pays à peine sorti
des affres de la guerre; elle crée donc une classe de “nouveaux riches” au sens
le plus frustre du terme, classe formée d’oligarches, membres importants du
parti communiste, avec leur progéniture et leurs proches amis. Dans le développement
économique, qu’elle suscite, se produit un flux de masse humaine vers les villes,
centres commerciaux et centres de productions industrielles. Masse d’ouvriers
de construction, employés de mouveaux magasins, travailleurs “robotiques”
d’usines! Ils fuient l’indigence du sous-emploi dans l’arrière-pays. Avec du travail, ils trouvent à l’orée de la
nouvelle richesse, de quoi se nourrir, de quoi s’habiller, et dans leur
volontaire abstinence le moyen d’envoyer une partie de leur gagne-pain afin
d’aider la famille restée en arrière, et après quelques années de dure labeur
ils peuvent même s’offrir quelques commodités, une télévision, un téléphone
mobile ou un moto-cycle (leur ultime rêve). De tout cela, ils vivent dans une
certaine euphorie bien qu’au fond d’eux-mêmes il y ait de fait un sentiment de
précarité et d’instabilité, n’ayant en leur possession que des objets de
commodité qui s’usent et qui perdent chaque jour de leur valeur, et travaillant
la plupart sans aucune assurance de chômage et de santé. Le développement
économique du Vietnam est évidemment le fruit de la modernité mondiale, donc à la merci des contingences économiques de
l’Ouest. Et sa masse de travailleurs migrateurs fait partie du nouveau prolétariat
issu du capitalisme international, que le Marxisme-Leninisme n’a pas pu
envisager; elle est certainement le germe d’un changement politique et social,
que nous aurions dû pressentir à travers la dialectique Hegelienne devant des
problèmes sociaux évidents qu’implique le capitalisme international même, la
crise des surprimes de ces dernières années,
les troubles contre l’austérité économique et le chômage dans les pays de
l’Ouest, en étant la primeur.
Le trait principal de la
modernité tend à donner la légitimité “à
la raison scientifique”, “au savoir des technocrates” et “au pouvoir des armes
intelligentes”; ce qui explique ces
guerres menées en particulier par les Etats Unis américains, au nom de leur
seule sécurité, et l’établissement d’Isreal dans son apartheid par la
suprêmatie de ses armes. Avec la dialectique, nous pourrions sans doute
comprendre les réactions naturelles qui se présentent contre cette rationalité
si peu humaine dans ses contradictions, par les fanatismes de révolte, le
fondamentalisme Islamiste ainsi que la poussée du terrorisme des “faibles
insensés”. Le Vietnam, pays du Sud, vit
heureusement loin de ces tourments qui démentent “la fin de l’histoire de
Fukuyama”. Dans la houle du développement économique par la techno-science, qui
libère l’être humain mais en même temps l’assujettit à de nouveaux besoins, la
modernité reste cependant essentiellement un problème inhérent à la société vietnamienne,
une crise sociale et culturelle. Comme dans la modernité se confirme la
faillite de toute idéologie socio-politique du 19ème siècle, en particulier le
Marxisme, le régime politique actuel du Vietnam se trouve en porte-à-faux. Avec
le parti communiste vietnamien, ce régime se maintient dans l’hypocrisie avec une orthodoxie marxiste
désuète au nom de la “dictature de la classe ouvrière”. Mais quelle est
actuellement cette classe en face de la classe des nouveaux riches et des
pontifes du parti? Dans la situation si variée de l’économie mondiale, il est
clair que cela demande une politique souple et ouverte prête à des initiatives
innovatrices qui demande une certaine liberté humaine, l’essence philosophique
du libéralisme. Le Vietnam est donc actuellement dans une crise sociale; la
société vietnamienne, politique et sociale, devra certainnement se renouveler
dans un éclatement. Quel sera le changement? Brutal ou en douceur? Y aura-t-il
la conciliation d’un véritable ordre socialiste (qui reste à définir) avec le libéralisme?
La modernité provoque de fait
un fourmillement d’idées sur l’être humain dans la nature (problèmes
d’écologie), sur l’être humain avec son égo individualiste et dans sa recherche
de raison d’être en dehors des dogmes religieux et politiques. Cependant pour
le Vietnam en balbutiement dans son réveil, la modernité est vécue seulement pour
le moment comme un extrême développement économique, apportant à la société de
multiples commodités de la technologie scientifique, commodités pour lesquelles
le monde entier est en sujétion. Un développement, qui change le mode de vie,
rend démodé presque tout ce qui est ancien dans ses coutumes culturelles. C’est
plus qu’une crise culturelle, c’est presque un déracinement complet, d’autant
plus que pendant des dizaines d’années récentes, la société occidentale
représentait pour le peuple vietnamien un idéal à atteindre dans toute son aspiration
à sortir de la pauvreté. Le Vietnam se plongeait dans cette euphorie
a-culturelle, la modernité dans l’utopie de la libération matérialiste de
l’être humain, tout à commercialiser, tout pour le divertissement populiste,
pour l’engouement de la comsommation matérielle de masse. Se réveille-t-il de
cette utopie, à la vue de la récente crise des surprimes en occident, avec les troubles de l’austérité et de
chômage? La société vietnamienne est dans le creux de la houle de la modernité.
Cette houle emportait ses traditions, ébranlait son éthique familial et social,
le laissait déraciné perdant les coutumes d’antan, celle de grande famille avec
les grands parents et de nombreux petits enfants. Son monde est emporté dans la
houle matérielle moderne, de fait pleine de difficultés avec de multiples
nouveaux besoins et sans aucune déviation possible de générosité ou de
fantaisie (le commun des mortels cherchant et n’arrivant pas à avoir une
minimale aisance pour sa propre vie!). Dans le creux de la houle, la société
vietnamienne devrait réaliser qu’il y a un vide complet dans sa vie culturelle,
malgré les fêtes religieuses populaires mais sans mysticisme, faites pour le marché,
pour le tourisme, les festivals de chanteurs à la mode, et des créations
principalement littéraires maintenues dans une sombre fadeur par la censure au
nom de l’ordre socialiste révolutionnaire, d’une révolution socialiste déphasée
et déjà moralement perdue dans les errances humaines de l’histoire.
Au
bout de la perdition, il y aura une lueur d’espoir, comme pourrait le dire
Holderlin. Au creux de la houle, on trouvera un socle pour s’y tenir. La crise
sociale de régime politique et économique du Vietnam dans la modernité contient
déjà les signes d’un changement à venir, d’un renouveau vital. Il devrait en
être de même de sa vie culturelle. Le Vietnam est une nation unie, sans
conflits régionaux ou de castes. A l’inverse de la Chine ou de l’Inde, le Vietnam
a un seul langage, alphabétisé aux caractères latins, l’alphabétisation
supprimant tout problème d’analphabétisme dans la population. Dans la
modernité, il semble renier toute tradition passée, mais de fait au fond de l’âme
de la nation vietnamienne reste l’essence de la civilisation de l’Empire
Céleste, l’Empire du Milieu dans sa grandeur aux premiers moments de la civilisation
humaine, je veux dire l’essence du Confucianisme et du Taoisme. Du
Confucianisme, à l’instar des pays comme le Japon, la Corée, Singapour, le
Vietnam garde au fond de son âme le sage humanisme, l’éclairé pragmatisme, évitant toute
débordante anarchie. Du Taoisme, en plus du Bouddhisme venant de l’Inde. ce qui
explique la désignation: Indo-chine
dont le Vietnam fait partie, le peuple vietnamien est versé de fait dans la métaphysique,
refusant le materialisme aveugle, prêt à une vie simple, méditative et tournée vers l’esthétique. Comme de l’Indochine
au carrefour de l’Asie du Sud-Est, le peuple vietnamien, sans obtus fanatisme, est
en vérité ouvert à tout courant d’idées du monde. Indépendamment du fléau
colonialiste, le Vietnam a bénéficié grâce à la France d’un bienfaisant contact
avec la civilisation occidentale. C’était dans l’enthousiasme, au début du
20ème siècle, qu’il a quitté le classicisme formel des anciens grands poètes
chinois; il retrouvait dans son for
intérieur le lyrisme, comme dans Nguyễn Du ou Phạm Thái, pour s’épanouir avec
l’influence du romantisme français. La poésie de ce movement: ”La nouvelle poésie” (Thơ Mới), avec
les oeuvres des poètes comme Thế Lữ, Xuân Diệu et d’autres, reste en effet
l’héritage fondamental de la culture vietnamienne. Rien qu’avec l’établissement
de l’Ecole Des Beaux Arts à Hanoi par le peintre français De Tardieu dans les
années 1930, nous avons assisté à une floraison extraordinaire de peintres
vietnamiens. Des peintres, issus d’un pays du Sud donc malheureusement plus ou
moins méconnus dans le monde, étaient vraiment de grands maîtres, qui ont su
assimiler le travail des impressionnistes comme Toulouse-Lautrec, des cubistes
comme Braque, et des abstraits comme Picasso, pour faire des chef d’oeuvres
avec l’âme de leur terroir, cette âme profondément discrète comme dans les
peintures à l’huile de Bui Xuân Phái ou de Lệ Hà, mais rayonnante dans les
toiles de peinture sur soie de Nguyễn Phan Chánh ou dans les panneaux à laque
de Nguyễn Gia Trí. Il n’y a pas de doute que la guerre au Vietnam (1946-1975)
et la révolution
marxiste ont brisé cet élan de tout un peuple vers la
poésie et vers l’art plastique, mais il garde au fond de soi-même cet aphorisme de
Nietzsche: “Il y a l’Art pour nous sauver
des Vérités” (les vérités de la condition humaine).
Ainsi donc, le Vietnam est à la veille
d’une grande aventure pour se trouver, pour s’affirmer. La modernité, amènant un
développement économique extraordinaire par le capitalisme mondial et le
courant incontrôlable d’idées du monde dans l’internet et dans les informations
télévisées, montre combien est absurde le régime politique actuel du Vietnam,
pris dans une orthodoxie marxiste atteinte d’immobilisme et corrompue par le
pouvoir. Ce régime présente déjà d’énormes fissures. En effet, comment pourrait-il
maintenir par exemple que toute activité culturelle doit être faite suivant
cette orthodoxie? Chercher vainement à dénier tout héritage artistique et
littéraire, avec la conviction, à laquelle personne ne croit hors de sa propre hypocrisie,
que tout oeuvre d’art, qui n’est pas du réalisme socialiste et ne rappelle pas
la lutte de classe ou la révolution marxiste, ne peut être que déviasionniste
et bourgeois-décadent! Libéré de
cet étau qui affectait l’éducation des
jeunes et la formation des futurs artistes,
le peuple vietnamien tout entier saura confirmer son héritage culturel,
l’héritage des artistes et des poètes qui ont su déjà, avant la modernité, l’importance d’être humain comme “individu fier” de sa solitude, de ses
souffrances personnelles pour s’élever au-delà de la science et détaché de toute
contingence politique, imprégné de la métaphysique mystique qui seule pourra
lui donner l’aspiration créative, l’aspiration qui transcende la condition
humaine. Le Vietnam aura alors sa place comme un des foyers économiques et
culturels dans la recherche, à jamais “inachevée”, ontologique
d’Être de l’Humanité.
Mai 2013
Ngô Văn Tao, poète